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Parures de Petitebijou

Publié depuis Overblog

13 Novembre 2013

Le consentement aux adieux

La voiture de location glisse en douceur sur la route qui déroule son ruban à mes yeux fatigués.

L’intérieur sent le neuf. L’impersonnel. Le locataire précédent a programmé Radio-Soleil sur le tableau de bord. J’ai éteint la radio qui s’était déclenchée en mettant le contact.

Il y a cinq jours. La gare d’Arles à l’aurore.

La bouffée de mistral sous la lumière de Vincent m’a cueillie à la descente du train. L’adolescence de plein fouet.

L’agence de location. La voiture catégorie A sur le parking, d’un gris-noir funéraire. Je ne l’ai pas choisie.

Mercredi 28 janvier 2004, 07h00 : mon père vient de mourir, et je l’ignore encore.

Les cinq jours suivants sont passés comme un seul. Les matins ont succédé aux nuits sans rupture et je n’ai pas dormi. Les heures se sont enchaînées sans repère.

Présent perpétuel. Les formalités. Les gestes automatiques. La maison recroquevillée. L’exil dans les yeux de ma mère. Le mur du silence.

L’enterrement le vendredi. Mon nom gravé sur la tombe.

Je n’ai pas d’émotion et je voudrais m’enfuir.

C’est dimanche à l’aurore que l’idée m’est venue, dévorant tout l’espace. Elle était là depuis si longtemps, quelque part dans mes fibres, dans mes os, sur ma peau.

Elle avait suspendu son moment, pour revenir à la surface après une nuit sans sommeil passée à veiller sur celui de ma mère.

Trente ans pour parcourir trente kilomètres.

Ce lundi, en début d’après-midi, saturée de café, j’ai prétexté une urgence improbable afin de m’échapper. Désertée de tout, absente et perdue, je devais retrouver la source, l’énergie, l’essence de mon être, récupérer la trame du récit de ma vie. Oui, l’urgence était là de n’être pas engloutie par ce gouffre béant qui s’ouvrait sous mes pieds.

La voiture semble flotter. Le ronron du moteur berce mon corps épuisé. Alcool et tranquillisants pour essayer de dormir, café pour me maintenir éveillée, j’éparpille ma solitude dans une confusion rassurante.

Lambesc, Rognes, La Roque d’Anthéron, le pont sur la Durance, Cadenet, ces lieux me sont vaguement familiers. Dans un autre temps, mon père conduisait sur ces routes voisines, pour aller chasser, accompagné de ses chiens et de mon frère. J’ai dû traverser ces villages, mais je ne me souviens plus.

Je savais depuis l’âge de quinze ans qu’au bout de la route se trouvait Lourmarin.

Je savais qu’Albert Camus reposait au cimetière de Lourmarin. Mais cette route n’avait jamais pu être mienne et j’ignorais pourquoi.

Je descends la vitre automatique afin de me réveiller un peu. Nous sommes au cœur de l’hiver. Je n’ai croisé personne. Malgré le froid qui mord et les coups de poignard du mistral acéré, le soleil provençal parvient à diffuser une chaleur timide. L’air est d’une transparence bleutée, si pure et juvénile, que cela me fait mal. La garrigue transie me ressemble.

Solitaire et solidaire.

Le paysage s’ouvre au détour d’un virage. Des champs, des oliviers, et à l’arrière-plan un village typique de carte postale, maisons ocres serrées autour d’une église dont le clocher déchire le ciel. Au bas de la route, le panneau Lourmarin indique que je suis arrivée à destination.

J’ai le trac comme si je devais monter sur scène. C’est étrange de pénétrer dans le tableau d’une vie qui n’est pas mienne et que j’ai si souvent imaginée. J’ai pensé ce décor pendant des années et me voici vivante parmi les pierres qui sont plus réelles que moi.

Je gare la voiture en bas du village. J’ai envie de marcher. Je sais où je veux aller. J’embrasse du regard tout le panorama. Aucun être humain à la ronde.

Suis-je en train de rêver ? Des oiseaux tourbillonnent, ballotés par le vent, des étourneaux je crois. Je n’ai pas parlé depuis des heures. Je ne me souviens plus du son de ma voix.

Je ne sais plus très bien comment ça s’est passé. Je ne suis pas entrée dans le village. Je crois que c’était à droite, un chemin qui montait. J’ai dû voir un panneau indiquant « cimetière ».

L’éternité à Lourmarin.

L’endroit est tout petit. Quelques allées à flanc de colline. J’ai dû y entrer dans un état second, car aujourd’hui encore tout ce dont je me souviens est le bruit de mes pas crissant sur les graviers parsemés sur la terre. Un chat roux de passage m’a regardée avec une curiosité nonchalante. J’ai souri à cette présence discrètement complice, mon premier sourire depuis des siècles.

La tombe est à gauche, tout près de l’entrée, dans ma mémoire floue.

Gravé sur une pierre rectangulaire :

Albert Camus

1913-1960

Un romarin occupe l’espace à la surface de la tombe. Ses petites fleurs bleues, flottant dans le vert profond de l’arbuste, sont comme des étoiles dans un ciel maritime.

Trois jours auparavant, je me trouvais dans un autre cimetière, sidérée dans un lieu trop grand, sans arbre, plantée devant le marbre froid, pressentant mon cadavre dévolu à un trou dont je ne voulais pas. Je ne pouvais détacher mon regard des deux photos en médaillon de mon père, choisies en somnambule, ces deux instantanés d’une vie figée pour toujours, d’un corps qui commençait à se décomposer. Mes pensées étaient paralysées, gelées dans la terreur de l’obscénité du souvenir prédateur. Tout en moi refusait le consentement aux adieux. Je n’étais que colère.

Je me révolte, donc nous sommes.

Devant cette modeste sépulture, tellement conforme à l’idée que je me fais de Camus depuis qu’il m’accompagne, montent à mes lèvres les mots que je n’ai pas pu dire, ni même penser, pour un père qui ne m’a pas attendue pour mourir.

Me laissant lentement envahir d’une étrange sérénité, je formule à voix haute des phrases qui coulent de ma gorge en un flot continu, méditerranéen, cantique profane rédempteur en mode automatique.

Je ne sais pas très bien auquel de ces deux pères j’adresse ces paroles : celui reçu ou celui choisi, quand, au bout du compte, l’un ne va pas sans l’autre…

A travers l’un, je remercie l’autre. L’enfant marseillais solitaire rejoint l’orphelin algérois dans un bain de minuit méditerranéen que seule la mort a rendu possible. Elevée par l’un et l’autre, ceux que j’ai longtemps opposés fraternisent en cet instant unique pour m’offrir l’exil et le royaume d’un affranchissement que je n’attendais pas.

Le soleil commence à prendre ses quartiers d’orange à l’instant du départ.

Avant de franchir tout à fait le portail, de quitter un peu plus mon enfance, je me retourne pour embrasser les lieux que j’emporte avec moi.

Le chat est allongé dans l’allée et me suit du regard, sentinelle de feu pour mon être apaisé.

Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible.

Geneviève Colonna - 07 novembre 2013

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