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Parures de Petitebijou

Publié depuis Overblog

19 Février 2013

Ayant très précisément en mémoire la nouvelle d’Albert Camus (présente dans « L’exil et le royaume »), l’angle de ma lecture de cette bd a été principalement la curiosité de voir comment Jacques Ferrandez avait transposé l’univers camusien en bd, et je dirai tout de suite qu’il s’agit pour moi d’une éclatante réussite, qui m’a beaucoup émue par sa fidélité à l’idée que je porte en moi de l’écrivain et de son oeuvre.

Sans doute, le choix de « L’hôte » est très judicieux. L’histoire est simple, proche de la parabole.

Trois personnages, dont un, représentant la loi, disparaît très vite, laissant place à un face à face entre un instituteur venu de métropole et un arabe accusé d’un meurtre d’honneur qui doit être livré au poste de police à 20km de là. Nous sommes sur les hauts plateaux d’une Algérie où la révolte sourd. Deux destins vont se jouer en moins de 24heures. Chaque homme est confronté à ses choix, son sens des responsabilités. Economie de mots et d’actions. Illusion de maîtriser le cours de l’histoire, y compris la sienne. Le malentendu règne sur cet exil et ce royaume. L’homme n’est que peu de chose, soumis à la fatalité inexorable de tout ce qui le dépasse. La bonne volonté d’un seul ne pèse rien au regard de la folie de tous. Seule la nature dominante, sa beauté âpre et indomptée est promesse d’équilibre et de vérité.

C’est cette nature, ces hauts plateaux arides qui encerclent et dominent le bâtiment de la petite école de l’instituteur qui apprend le nom des fleuves français de métropole à ses petits élèves arabes pauvres et affamés, que l’auteur a choisie pour personnage principal de l’histoire. Ce choix me semble en totale adéquation avec la prose camusienne. Au fil des pages, au fil des planches, la montagne déborde le cadre, empiète sur les cases. Les mots, déjà rares, s’effacent. L’homme est réduit à son action, à son essence.

Au début de l’histoire, la parole enseigne, puis informe, ordonne. Le problème est posé. Vient le temps de la fraternité et de l’hospitalité, de la tentative de dialogue. Les gestes essentiels prennent le relais. On se réchauffe, on mange, on dort. Du français, l’instituteur passe à l’arabe, pour établir un contact avec le prisonnier. Tu as froid ? Faim ? Peur ? Tu veux du thé à la menthe ? Pour lui, le choix s’est fait très vite. Sa décision est de laisser l’autre décider. La liberté ou la prison. Une sorte de désengagement dont Camus nous dit finalement qu’il nous engage tout autant qu’une prise de position en apparence plus tranchée, et qui entraîne également de lourdes conséquences. On peut déceler dans l’attitude de l’instituteur à qui le dessinateur a donné les traits d’un Le Clézio celle que Camus a adoptée envers les événements d’Algérie, son impuissance à se faire comprendre, son choix de silence qui a ouvert la brèche à toutes les interprétations et toutes les condamnations, dont il fait encore les frais plus de cinquante ans après sa mort. Il est plus confortable d’écouter ceux qui donnent les réponses que ceux qui posent les questions. Mais on sait où se trouve le vrai courage.

J’ai été très sensible à la beauté du dessin, surtout au choix des couleurs qui rendent un magnifique hommage à la beauté de ces régions désertiques. Ocre, bleu pâle, luminosité de la roche beige et orangée contrastant avec la froideur de la neige. Beaucoup de gros plans sur les visages graves, des regards échangés, furtifs et pénétrants, les questionnements muets, l’incompréhension finale…Au fil de l’histoire, le dessin s’épure, le silence s’impose, la nature prend le pouvoir. Puis, quand le destin est en marche, en voie d’accomplissement, chacun est face à son avenir, son châtiment. Le dernier dessin est violent, implacable, certains diront pessimiste. Dans le même recueil, dans une autre nouvelle, Jonas, le peintre, trace deux mots sur une de ses toiles : solitaire ou solidaire. Peut-être la plus grande dialectique camusienne. J’ai bien peur que, lisant « L’hôte », en mots ou en bd, le « ou » ne se transforme en « et ».

Pour finir sur une note un peu plus gaie, je conseille chaleureusement la lecture de cet album. Il peut être une passerelle vers l’œuvre de Camus, mais peu importe. Certaines œuvres de l’auteur auraient été à mon avis plus ardues à transposer en bd sans qu’on y perde beaucoup en route. Ici, grâce au choix pertinent de Jacques Ferrandez, l’esprit de Camus est respecté, et même magnifié.

C’est un merveilleux hommage, solidaire mais pas solitaire. Je vais offrir cette bd à un instituteur qui m’est cher qui se fera une joie de la partager avec ses élèves. Ainsi, le fil ne sera pas rompu.

Je signale par ailleurs que l’album possède une préface écrite par Boualem Sansal, auteur du très beau « Serment des barbares ». J’ai fait le choix de la lire en postface, pour ne pas être influencée dans ma découverte de la bd. Cette préface, intitulée « L’homme de la colline » est aussi un splendide, fraternel et vibrant hommage à Camus : « Il est temps de libérer Camus de nos vieilles querelles et de l’écouter nous dire les vérités profondes du monde et de l’humanité ».

Amen.

L'hôte d'après Albert Camus - Jacques Ferrandez

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